« Temps de Trajet » : à la frontière du roman graphique et de l’essai socio-politique
Jessica Lopes, chercheuse, et Charl Vinz, dessinateur, se lancent dans l’édition. Pour cette première aventure à deux, le couple luxembougeois conte et croque les trajets domicile-travail de treize salariés.

Le livre s’intitule « Temps de Trajet » et ne laisse aucune ambiguïté sur son contenu. Près de 130 pages décrivent les déplacements de travailleurs qui se rendent au Luxembourg. L’immersion fonctionne grâce à un récit imagé, lui-même rendu possible par une enquête sur le terrain.
Pendant un an, Jessica Lopes et Charl Vinz ont suivi treize personnes, luxembourgeoises ou frontalières, selon la méthode de l’observation participante : en partageant leurs trajets et leurs difficultés sans imposer des sujets de discussion.

Elle a étudié la sociologie et lui a fait du dessin son métier © Jessica Lopes - Charl Vinz
« J’ai étudié la sociologie et j’ai éprouvé cette méthode lorsque j’ai écrit ma thèse. Elle permet au chercheur de participer à la situation qu’il observe. Avec Charl, nous avons pu réellement vivre les choses ! » insiste Jessica Lopes, chargée d’études et de formation dans le secteur social au Luxembourg.
Charl Vinz a rapidement trouvé sa place sur le terrain. Avec son smartphone, il a documenté chacun de leurs périples et s'en est ensuite inspiré pour réaliser les illustrations. Chaque personnage est portraitisé, contextualisé et ramené à des détails qui le rattache à son récit comme le panneau d'affichage des trains, dans le hall de la gare. Avec ce projet, le dessinateur luxembourgeois signe son premier ouvrage, disponible dans toutes les librairies au prix de 25 euros.
13 profils : 13 histoires
Les personnages sont variés : Nicolas covoiture jusqu’au Luxembourg tandis que Lindita rejoint la capitale en train. Marco n’a qu’un bout de chemin à parcourir à pied, tandis que Laura préfère circuler à vélo dans la capitale du Grand-Duché.
Anabela est femme de ménage dans un lycée et habite à la frontière, à Villerupt. Un autobus assure la liaison entre les deux pays et il est souvent bondé. En France, il ne s'arrête pas toujours au même endroit et à Hollerich, une fois les locaux nettoyés, Anabela doit l'attendre dehors. Le mobilier urbain se limite à un poteau : il n'y a pas de banc pour s'asseoir, ni de toiture pour s'abriter. Malgré la gratuité des transports en commun, la vie est loin d’être rose pour les personnes qui font fonctionner le pays et tous ne peuvent pas en bénéficier. Jewels travaille de nuit, dans un bar, et lorsqu'il termine son service, les navettes ne circulent plus. Pour rentrer chez lui, à Audun-le-Tiche, il utilise son véhicule personnel. Quatre-vingt euros en plein d'essence, chaque semaine : c'est le prix à payer pour travailler dans la capitale.
Focus sur les inégalités
L’écriture est subtile, le trait est fin et l’ouvrage se lit comme un roman graphique. En filigrane, Jessica et Charl interrogent la société et les inégalités qui la parcourent.
Les horaires flexibles sont souvent réservés aux employés de bureau mais ceux qui exercent des tâches pénibles sont priés d'être ponctuels. Les plus bas salaires ont rarement les moyens de se loger à proximité de leur travail et cela rallonge considérablement leurs trajets. Nenad pourrait déménager mais il ne s'imagine pas quitter Metz et préfère se lever à l'aube pour avoir une place assise dans le train et continuer sa nuit.
Jessica Lopes et Charl Vinz relatent les retards dans les transports, évoquent le sommeil morcelé, parlent des conséquences sur la qualité de vie... En entrelaçant les récits, ils créent des perspectives et suggèrent des réflexions : si Adrien parcourt les autoroutes belges et luxembourgeoises en Tesla, la conduite est plus agréable qu'à bord d'un vieux diesel, sur une route accidenté. Xavier effectue ce trajet routinier mais l'hypervigilance qu'il doit maintenir au volant et les nombreux ralentisseurs usent et abiment son corps.
Avec cette première œuvre, le couple dénonce sans stigmatiser. « C'était essentiel pour nous. Comment raconter ? Quels mots utiliser ? Comment l'illustrer ? On s'est mis dans la peau de personnes qui ne sont pas d'accord avec nous et on s'est dit "ils vont lire çà". Il ne fallait pas les bloquer d'entrée de jeu mais amener les choses en douceur » expliquent-ils d'une voix. Jessica Lopes et Charl Vinz espèrent néanmoins une prise de conscience de l’opinion publique ainsi que de la sphère politique grâce à leur construction narrative et graphique.
Réflexion autour du temps

Jessica accompagnant sa compatriote dans sa traversée quotidienne du pays © Charl Vinz
Les longs trajets ne sont pas réservés qu’aux frontaliers : Dorès passe en moyenne vingt-cinq kilomètres dans les embouteillages, Célia près de deux heures dans les transports en commun mais ni l'une ni l'autre ne sera rémunérée davantage. L'assurance professionnelle interviendra, en revanche, en cas d'accident. Ce paradoxe est rappelé dès les premières pages.
Charles Vinz tranche, sans hésiter : « ce temps est pris à des personnes, il est perdu ! Ce livre, je l’espère, permettra de visibiliser les temps de trajet et de parler des sujets qui comptent ». Avec sa compagne, il partage une vision de militant de gauche et prône une réduction du temps de travail. Jessica a d’ailleurs ponctué le récit de réflexions d’experts (sociologues, politiques, militants). Ils ne s’en cachent pas : avec cet essai socio-politique, ils aimeraient faire bouger les lignes.
Le livre est paru le 24 septembre et en vente dans les librairies luxembourgeoises © Point Nemo Publishing