Le renard roux, persécuté dans le Grand Est, accepté au Grand-Duché
Les préfets du Grand Est se prononceront bientôt sur l’inscription du renard roux en Espèce susceptible d’occasionner des dégâts, un statut qui permet de le tuer toute l’année. Pourtant, les études scientifiques, et dix ans de retour d’expérience luxembourgeois, démontrent l’inefficacité de la chasse du goupil, voire sa contre-productivité.

Un renard roux (Vulpes vulpes) planté pile-poil sur la frontière franco-luxembourgeoise est vulnérable à double titre : il n’est ni à l’abri d’une balle, ni d’une crise de schizophrénie. Car non chassé depuis 2015 au Grand-Duché, il l’est dans le Grand Est, et même hors saison. Sauf dans une partie du département des Vosges, l’espèce y est en effet partout ailleurs estampillée « Esod » (Espèce susceptible d’occasionner des dégâts) et peut être tuée à tout moment. Son sort pour les trois prochaines années sera tranché prochainement par un arrêté ministériel fixant la liste des espèces dites « nuisibles », sur proposition des préfets, après avis des Commissions départementales de la chasse et de la faune sauvage. Dans une lettre, le Collectif Renard Grand Est, qui représente près de 70 associations de protection de la nature, demande le retrait du renard de la liste Esod en invoquant une kyrielle d’argument scientifiques.

Franck Vigna, porte-parole du collectif Renard Grand Est. DR
« Les preuves scientifiques de l’inutilité et de l’inefficacité de la destruction se sont accumulées ces dernières années, mais ces commissions sont largement déséquilibrées, en défaveur du renard. Dans notre lettre, nous demandons aux préfets de ne pas proposer d’inscrire l’espèce sur la liste Esod », explique Franck Vigna, porte-parole du collectif.
Des arguments battus en brèche
Nul n’est prophète en son pays, et de ce point de vue il semble que la science soit moins considérée au pays des Lumières qu’au Grand-Duché – et ce, même quand les preuves émanent directement du territoire du Grand Est. En général, les opposants au déclassement du renard - chasseurs et agriculteurs, essentiellement -, invoquent deux principaux arguments. Ecourter la période de chasse, a fortiori la supprimer, conduirait à l’explosion de la population du canidé sauvage. Incidemment, elle contribuerait à la diffusion des zoonoses, les maladies transmissibles à l'homme, en particulier l’échinococcose, dangereuse pour ce dernier.
Or, parmi les études scientifiques mises en avant par le collectif du Grand Est, figure l’analyse des effets d’une campagne de tirs nocturnes intensifs conduite pendant quatre ans… dans la région nancéienne. Parue en 2017 (1), celle-ci pointe l’échec de la réduction de la population de renards, dont les individus abattus ont été rapidement remplacés par des jeunes. Elle constate aussi l’augmentation de la prévalence de l’échinococcose : les jeunes sont davantage porteurs de la maladie et la diffusent plus vite en s’appropriant de nouveaux terrains. Les chercheurs concluent en recommandant de privilégier d’autres outils de gestion que la chasse, tels que la dispersion d’appâts imprégnés de vermifuges, l’échinococcose étant transmise par un ver ténia.
Une chasse en quête de sens

Dr. Laurent Schley, biologiste et chef du service Faune sauvage et chasse à l’Administration de la nature et des forêts du Luxembourg. DR
« Deux ans après l’interdiction de la chasse du renard au Luxembourg, cette étude importante nous a conforté dans notre approche. Mais je trouve plus pertinent d’inverser la logique. Il faut d’abord de bonnes raisons, pour intervenir sur la nature : qu’est-ce qui justifie de chasser une espèce ? », interroge le Dr. Laurent Schley, biologiste et chef du service Faune sauvage et chasse à l’Administration de la nature et des forêts du Luxembourg.
Concernant le renard, les autorités luxembourgeoises n’ont pas trouvé de raison valable. « Sa viande n’est pas consommée chez nous. Ce n’est pas une espèce envahissante non-indigène, et il n’est pas responsable d’une zoonose qui représente un véritable problème de santé publique. La littérature scientifique constate que la « chasse normale » n’a guère d'impact sur sa population, et que les cas humains d’échinococcose sont extrêmement rares. D’ailleurs, seule la « chasse normale » est interdite au Luxembourg. Cela n’empêche pas d’obtenir des dérogations, par exemple pour éliminer des individus malades en milieu urbain », précise le fonctionnaire.
Le ténia ne recule pas
L’exemple luxembourgeois n’ayant pas été accompagné d’un suivi scientifique, ses enseignements sont sujets à caution. Dix ans après, l’explosion de la population de goupils prédite par les opposants n’a en tous les cas pas encore été observée. Quant à la prévalence du ténia dans les cadavres d’animaux analysés, le plus souvent percutés par des automobiles, elle a baissé au Grand-Duché d’environ 40 % en 2015 à 10 % en 2023. « Le lien de causalité ne peut pas être établi avec certitude avec l’interdiction de la chasse, et il s’agit peut-être d’une fluctuation naturelle. Mais en tous les cas, il n’y a pas eu d’augmentation de la prévalence du ténia et de mise en danger du grand public, comme le prédisaient certains opposants. Aujourd’hui, nous n’avons aucune raison de revenir en arrière », souligne Laurent Schley.
S’il ne nie pas l’impact ponctuel d’une attaque de renard sur des volailles d’élevage, le fonctionnaire le relativise : « Il y toujours eu et il y aura toujours des prédations. Mais il faut remettre en contexte : c’est absolument négligeable, à l’échelle nationale, quand on compare ces chiffres à ceux des victimes de maladies. » Dans sa lettre aux dix préfets du Grand Est, le collectif français invoque une étude scientifique conduite en Franche-Comté (2), qui s’intéresse aux effets sur les poulaillers de la classification du canidé sauvage en Esod. Publiée dans la revue Nature en 2025, cette dernière confirme que le statut, et la chasse continue qu’il permet, ne réduisent pas le nombre de renards. Elle établit aussi qu’ils ne réduisent pas non plus les dommages sur les poulaillers, au contraire de l’amélioration des clôtures. Les scientifiques recommandent donc une meilleure protection des volailles, plutôt que la chasse des goupils.
« Au Luxembourg, les oppositions se sont calmées, depuis dix ans. Si la situation est tout à fait différente en France, c’est à mon avis à cause des lâchers de petit gibier pour la chasse », commente Roger Schauls, naturaliste et membre de l’association luxembourgeoise Mouvement écologique. C’est aussi l’avis de Franck Vigna : « Les chasseurs disent réguler le renard pour préserver le petit gibier, mais c’est plus pour leur intérêt cynégétique, le plaisir de la chasse à la perdrix et aux faisans d’élevage, qu’ils relâchent dans la nature. »
En Allemagne, le renard est chassé pendant la saison traditionnelle. L’association de protection de la nature allemande Nabu (Naturschutzbund Deutschland) le maintient parmi une liste de 12 espèces dont elle concède la chasse, à plusieurs conditions. Mettant en avant les cas d’espèces protégées en fâcheuse posture, telles le hamster commun, le vanneau huppé et la perdrix grise, sa section du Bade-Wurtemberg précise : « La chasse au renard peut être appropriée dans le cadre d’une gestion de la faune fondée sur des concepts de protection des espèces (...). Certaines populations d’espèces protégées sont si petites que, même avec l’amélioration de leurs habitats, il est nécessaire de réguler temporairement et localement les populations de prédateurs comme le renard. » (3)
Juge de paix ?
Cet argument est difficile à entendre pour Franck Vigna : « Le renard a un rôle de régulateur. Si les populations d’espèces protégées se cassent la figure, ce n’est pas en éliminant un prédateur autochtone qu’on va régler le problème. » Les renards et leurs défenseurs du Grand Est partent de loin. Au Luxembourg, le concept d’espèce « nuisible », que l’on rattache au statut d’Esod en France, n’a plus cours depuis longtemps. Mais une décision de 2025 du Conseil d’État peut leur donner de l’espoir. Saisie par des associations, la plus haute juridiction administrative française avait annulé le classement de plusieurs espèces en Esod, dont le renard dans trois départements. « Le prochain arrêté triennal devra tenir compte de cet arrêt et des derniers travaux scientifiques, notamment les rapports très critiques de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité et de l’Inspection générale de l'environnement et du développement durable publiés en septembre 2023 et en février 2025 », espère la Ligue de protection des oiseaux.
(1) www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0167587716304421?via%3Dihub
(2) https://www.nature.com/articles/s41598-025-08500-6
(3) https://baden-wuerttemberg.nabu.de/natur-und-landschaft/wald-wild-jagd/position-zur-jagd/index.html
© Romain Gascon