Camps nazis : au Ban Saint-Jean, l’Histoire veut remettre « le camp des Ukrainiens » à sa juste place
Doctorante en histoire à l’université de Lorraine et du Luxembourg, Chrystalle Zebdi-Bartz explore dans sa thèse le fonctionnement du camp de prisonniers de guerre installé par les nazis à Boulay-Moselle, et sa postérité mémorielle. Cet article s’inscrit dans le cadre de notre série consacrée à l’histoire des camps nazis après le conflit, dont le premier épisode s’est intéressé au camp de Natweiler-Struthof.

Les habitants du coin l’appellent parfois le « camp des Ukrainiens ». Annexe d’un Stalag (Stammlager, camps de prisonniers de guerre) de la 12e région militaire allemande (1), le camp du Ban Saint-Jean, à Boulay en Moselle, a pourtant accueilli 43 ethnies différentes. Dans son travail de thèse (2), Chrystalle Zebdi-Bartz s’attache d’abord à étudier le fonctionnement général des Stalags à travers ce cas d’école mosellan situé entre Metz et Forbach. Dans un second temps, elle analyse le processus d’appropriation mémorielle qui a conduit à biaiser les représentations dont le Ban Saint-Jean fait aujourd’hui l’objet.
Un site sans Histoire

Chrystalle Zebdi-Bartz, doctorante en histoire contemporaine à l’université de Luxembourg. © Sophie Margue pour l’Institut d’Histoire, Université du Luxembourg
« Le site n’a jamais fait l’objet d’études scientifiques. Je cherche à comprendre comment la mémoire s’est imposée et a façonné l’histoire du camp du Ban Saint-Jean », explique Chrystalle Zebdi-Bartz, doctorante en histoire contemporaine à l’université de Luxembourg.
Après le déclenchement de l’opération Barbarossa par le IIIe Reich en 1941, les prisonniers de guerre soviétiques affluent au Ban Saint-Jean, une caserne de la ligne Maginot réaffectée en camp de prisonniers de guerre. Dans les Stalags, le taux de mortalité des soldats de l’armée rouge est élevé, autour de 60 %. Au Ban Saint-Jean, les corps de près de 2.900 victimes ont été exhumés lors des campagnes de fouilles conduites en 1979 et 1980. Mais tôt après la guerre, une tradition mémorielle se forme dans la région, qui évoque 20.000 morts « russes », vocable rassemblant alors toutes les ethnies soviétiques. L’idée s’installe aussi progressivement que la majorité de ces victimes sont ukrainiennes.

Cartes postales des années 1930. © Collection Zebdi-Bartz.
Soft power des cimetières
Le camp est rapidement réinvesti par l'armée française, à la fin du conflit. « La vie reprend tout de suite, sans qu'une histoire locale ait été construite. Les soldats et leurs familles habitent le camp du Ban Saint-Jean sans savoir ce qui s’y est passé. Dans le contexte de la Guerre froide, l’historien Georges Coudry a expliqué que ’’les revendications indépendantistes de la communauté ukrainienne trouvent leur écho dans les cimetières de l’Est de la France’’. Cette communauté a commencé à porter la mémoire au Ban Saint-Jean dès les années 1950, et à y organiser des cérémonies », indique Chrystalle Zebdi-Bartz. Or, de premiers travaux conduits par l’historienne fragilisent la théorie d’une grande majorité de victimes ukrainiennes (3).

Cédric Neveu (à gauche), responsable des recherches historiques au Centre européen du résistant déporté (CERD) en Alsace, à côté de Michaël Landolt, archéologue et directeur du CERD. DR
« Il s’agit d’abord, à partir des faits, d’établir l’histoire des lieux, puis de construire la mémoire. Si l’on procède dans le sens inverse, le travail historique peut contredire la mémoire, et des soupçons et des remises en cause du travail scientifique peuvent apparaître. Le cas du Ban Saint-Jean en est l’illustration concrète », analyse Cédric Neveu, responsable des recherches historiques au Centre européen du résistant déporté (CERD) à Schirmeck, en Alsace.
L’historien a récemment publié avec Michaël Landolt, le directeur du Centre européen du résistant déporté, un ouvrage qui rassemble les biographies du près de 1.400 internés du camp spécial SS de la Gestapo au fort Queuleu à Metz. Ainsi, « ce livre à la fois un outil scientifique, pédagogique et de mémoire », souligne-t-il.
Au Ban Saint-Jean, les baraques du Stalag ont disparu il y a longtemps. Depuis le départ de l’armée française, les 88 hectares et les bâtiments de la caserne aux toits démontés pour dissuader les squats sont investis occasionnellement pour des exercices par les services de secours. Ils attirent des chasseurs de fantômes et un large public de curieux. Après l’acquisition du site par la commune de Boulay, des projets d’implantation d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques ont nourri une controverse, au début des années 2020. « J’ai commencé à travailler avec la commune à cette époque. C’est l’un des gros travaux de la fin de ma thèse : trouver des solutions pour l’avenir du site », explique Chrystalle Zebdi-Bartz.
(1) Sarre, Luxembourg, Moselle et parties de la Rhénanie et du Palatinat.
(2) Titre de la thèse : Les camps de prisonniers de guerre en Moselle et en Sarre dans le système nazi du travail forcé. Territoires, histoire(s), mémoire(s).
(3) Lien
Le camp du Ban Saint-Jean sous son aspect actuel. © Antoine Felix